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Ombres et Lumières Géraud Lavergne 1883-1965

J'ai eu une enfance et une adolescence exemptes d'inquiétudes. J'étais trop petit pour ressentir la tristesse de perdre une grand-mère ou un oncle. Je ne me souviens pas non plus que les évènements politiques aient eu un retentissement sérieux dans le cercle étroit de la famille paternelle.

 Je me souviens pourtant de la gravité du visage de mon père quand il y eut l'affaire Schnaebelé 1887 et du trouble avec lequel fut accueilli le crime de Chantelle. L'expansion coloniale de la III République a davantage frappé mon esprit d'enfant; la conquête du Tonkin et du Dahomey 1892, celle de Madagascar, la prise de Tombouctou m'ont passionné. Un ami de mon père, Brunel, ancien officier de réserve colonial m'avait même poussé à apprendre le malgache; l'assassinat du Président Carnot 1894 m'ait resté d'autant mieux gravé dans ma mémoire, que cette année là, ayant été allé à Lyon quelques mois avant l'assassinat du président de la République.

 En 1898, les grandes manœuvres d'automne avaient eu lieu en Bourbonnais, la bataille finale se déroula à Gennetines et je m'y rendis à pied, je vis passer rue de Paris,le Président Félix Faure à cheval escorté par les attachés militaires étrangers. Les funérailles de Mgr de Dreux-Brézé et l'intronisation de son successeur Mgr Dubourg me restent présentes.

 Chaque saison comportait un cycle de fêtes et de distractions: la revue du 14 Juillet et son feu d'artifice, les courses et le retour de l'hippodrome, les bateaux lavoirs, la Mère Fanjeau, les Cordiers du cours de Bercy...

 J'ai connu de très rudes hivers, l'Allier gelé vers le pont Régemortes, la foule des patineurs à la gare des bateaux de la Madeleine...La neige restait des jours, on s'y enfonçait parfois jusqu'aux mollets.

 La laitière, la jardinière passaient à domicile avec leurs carrioles, les célébrités de la rue, les décrotteurs, souvent fils de bonne famille déchus, les souffre-douleurs, martyrs des gamins, telle La Couale, vêtue en Bourbonnaise avec le manteau et la cape, ainsi que la Mère Pisse trois gouttes, le Père Polonais et son bâton, le Père Souchal ou Chuchal, ouvrier cordonnier de Saint-Pourçain devenu mendiant à Moulins et dont l'appétit était proverbial : un homme de haute stature, d'une soixantaine d'années, coiffé d'un grand chapeau à cornes de la Restauration. Les gamins lui demandaient «As-tu déjeuné Chouchal?» Il répondait «Oui, mais je déjeunerai bien encore». On dit qu'il gagna le pari d'absorber les repas de vingt personnes à l'Hôtel d'Allier. Il allait chantant par les rues, on lui donnait de quoi manger. Faute de mieux, il ramassait les chats crevés, les renards ou les fouines jetés par les chamoiseurs et en faisait sa nourriture dans les jours de disette.

 Le Père Canard, ratier et taupier qui imitait le chant du canard ans,il faisait des sermons dans la rue «Très, Très Chers Frères». Il avait disparu en 1890, mais on l'a retrouvé à Angers dans une baraque foraine, il était devenu l'homme sauvage dévorant des poulets crus. Le Président du Tribunal, un moulinois Mr Valletin l'arracha au métier, le fit rapatrier, il recommença ses sermons.

 La Mariette, excellent cordon bleu, devenue par son ivrognerie simple laveuse de vaisselle à l'hôtel de Paris, quand elle était en ribote elle était la risée des cochers et des marmitons, qui pour deux sous la faisaient danser «Danse Mariette». Alors, prenant ses jupes à deux mains elle faisait un pas de danse empochant les sous et allait boire la goutte chez l'épicier. Elle finit à l'hôpital.

 A l'encontre de certains grands, je ne me servais jamais de la lampe à huile non plus des veilleuses domestiques,tout au plus marquerai je quelque faveur à l'éclairage au gaz, encore que son éclat donnait un faible pouvoir éclairant qui rendait aux êtres et aux choses une teinte cadavérique assez remarquable. Le bec Aner constitua un réel progrès sur le bec Papillon des réverbères des cafés,du théâtre et autres établissements publics.

 Les particuliers n'avaient pas l'eau à domicile sauf s'ils possédaient un puits, il fallait aller chercher l'eau dans la rue à la borne-fontaine la plus proche, on allait s'approvisionner à la fontaine de la Place de Paris ou à la fontaine monumentale de la Place d'Allier.

 La baignoire à domicile n'existait que chez les riches. Il fallait se rendre dans un établissement de bains des bas quartiers. Quand on connaissait le propriétaire on pouvait aussi se laver à la salle de bains d'un hôtel.

L'enlèvement des ordures se faisait dans les tombereaux, il y avait des dépotoirs aux approches immédiats de la ville, Route de Paris près de la fontaine Vinée. Les rues étaient propres, chacun balayait devant sa porte et récurait le caniveau.

 Chaque Hôtel de voyageurs important avait son omnibus qui prenait et ramenait ses clients à la gare, quelques fiacres étaient en stationnement pour des personnes ayant des courses à faire et l'on pouvait aussi trouver chez jammes, rue sous Saint-Jean une voiture à un ou deux chevaux avec son cocher pour une promenade aux environs ou même un voyage de plusieurs jours. Il y avait des courriers réguliers pour les bourgades.

 Souvenirs d'enfance :

 Une bonne fée sans doute s'était penchée sur mon berceau pour que mon enfance moulinoise n'ait jamais connu qu'attentions et sourires des deux bonnes vieilles qui avaient la garde de l'hôtel de la Boutresse à l'abandon et de son vaste jardin devenu savane, où se trouvait le tennis de Mrs les Officiers du 10° Chasseurs, en passant par les demoiselles Bouchasson et leurs causettes, l'épicier Simon à l'angle de la rue Regnaudin, Boulot, le concierge tambour du lycée jusqu'à la marquise douairière de Chavagnac, délicate dans ses atours recherchés et qui daignait sourire à ma frimousse quand elle me croisait sur le trottoir; je ne vois pas un de mes voisins immédiats de la Rue de Paris auquel par représailles, j'aurais tiré la langue comme le bon petit diable à Madame Mac- Miche.

 Au rythme identique et pourtant sans monotonie des jours, des années, cette attitude à mon égard, cette bienveillance s'exprimait spontanément dans la physionomie ou les paroles de quiconque frappait à la porte de la maison paternelle et Dieu sait, s'il en passait dès sept heures du matin, avec la laitière d'Avermes, la jardinière du faubourg Chaveau, les fournisseurs à tour de rôle et tous ceux qui avaient affaire aux bureaux de l'inspection des enfants assistés de l'Allier. Il faut dire qu'avant d'aller en classe, c'est-à-dire jusqu'à sept ans, je vaquais dans la maison ou dans la cour et qu'à chaque coup de marteau de la porte je me précipitais sur les pas de la bonne qui allait ouvrir.

 Sans doute, ai-je puisé dans leur comportement, l'optimisme que je garde encore sur la richesse de cœur et le jugement que je porte sur mes semblables et sur le charme incomparable de la vie en société.

Que de noms familiers Dr Gueneau, Maitre Favier se pressent sous ma plume! Egalon ou Charles, nos pharmaciens, Roupret le boucher de la rue François Péron, Léveillé et Fantin, Robin le grand coiffeur, les charcutiers Chène et Boussac, Pic et Clairefond bijoutiers, Madame Fanjou la blanchisseuse, Leturcq et Bontemps pour les nouveautés....

 Maquet j''avais quatorze ans, je me dépêchais de déjeuner pour faire un saut à la bibliothèque avant la rentrée des classes du soir, Maquet, avec sa forte moustache retombante et son pince-nez mal ajusté, sa boiterie gênante pour monter aux échelles était le bibliothécaire le plus serviable du monde. Grâce à lui, j'ai eu accès aux romans d'aventures à l'édition de Villon par Marot et surtout à l'Anthologie des Poètes français du XIX siècle de Lemerre, dont je faisais mes délices et dont j'avais transcrit sur mes cahiers tant de poèmes...

 «A Moi, Banville, Leconte de l'Isle» et cette griserie d'accéder au monde enchanté des rythmes du Parnasse.

 Sous la Présidence de Sadi Carnot, 1887-1894 je n'avais pas encore quatorze ans et l'on n'avait pas encore inventé la gastronomie touristique et l'on se contentait où que l'on fût de cuisiner selon les règles et aides culinaires approuvées les meilleures denrées pour son propre régal et celui de ses convives. Moulins sous ce chapitre jouissait d'une renommée bien établie et je me sens toujours privilégié d'être venu au monde pour avoir tâté et apprécié des pâtissiers comme Calondre, des confiseurs comme le Père Martin et Berthelot et ces brioches et ces chocolats, régals servis chez un prince ou des divas, dignes du palais de dame tartine ou délectables de chez Lucullus.

 Un Modigliani : Henry Baguet Soliloque du Pauvre 1897

 Sur un corps malingre, une face de carême, une expression dolente accentuée encore par des yeux battus et des joues creuses, des lèvres pâles, Henry Baguet offrait au client de passage un sourire de chien battu : dèche mousse, purée mustoufle..déveine.

 Baguet s'en tint à ce recueil de jeunesse et quitta Moulins pour Paris où je le retrouvais par hasard devant ces boites à bouquineurs du Quai des Grands Augustins. Il avait toujours le même air minable et même le malheureux sourire. Nous nous serrâmes cordialement la main une dernière fois.

J'ai souvent pensé à lui depuis ces lointaines années et ce n'est jamais sans une émotion profonde que je relis ce poème d' autour de Jacquemart qui ne soit pas en langue verte..

 Il a écrit: les brelanderies d'un paysan 1910, une maîtresse du Roi Soleil en Bourbonnais, Madame de Montespan 1914...

 A «autour de Jacquemart» il avait donné une suite dans un genre tout à fait différent de 19 poèmes, à l'exemple d'une nouvelle «Chanson des Gueux» dédiée à tous les mendigots, les saoulauds, les béquillards. Le titre «dans la purée» ne pouvait laisser le moindre doute sur la conversion définitive et sans doute regrettable de Baguet, à une formule populacière et ne visant qu'à plaire aux bas-fonds, il manquait le souffle pour ces frères de misère, jérémiades, plus que revendications : l'ivrogne, l'anarcho manquaient vraiment de couleur pour un idéal humanitaire à défendre, mais cela reflète assez bien l'opinion des ventres creux sur l'injustice sociale.

 Au 15 de la rue François Péron, à l'ombre du chevet de la cathédrale, la librairie ancienne et moderne d'Henry Baguet, n'eut qu'une courte et précaire existence, il n'était pas dans mes intentions de n'en point parler, mais de retracer la silhouette de son propriétaire.

Nos chemins n'étaient pas les mêmes et sans doute, ne nous auraient-ils jamais permis que nous nous rencontrions, si justement Baguet n'avait pas ouvert et su rendre à ma passion des livres le piège de cette devanture en face de la demeure de ma tante Marthe Lavergne.

 C'est ainsi qu'au hasard des vacances, je me trouvai un jour en face de Baguet. Après soixante ans dans le clair obscur du magasin, je revois cette face souffreteuse, ces traits tirés qui dénotaient les nuits blanches et l'estomac insatisfait.

C'était l'époque où Jean de Quirielle, le chevelu, en parfait dandy, bien bâti, si sportif, si vivant à l'instar de Georges d'Esparbès, s'amusait en bons oisons littéraires dans Province Bohême ou Sistres et Tambours.

 Henry Baguet ne rêvait pas à leur exemple, mais je n'ignorais rien des chimériques prétentions littéraires qu'il caressait, j'appris à la fin de 1906 que l'imprimerie Crépin-Leblond allait sortir les prémices poétiques d'Henry Baguet.

 L'ouvrage m'arriva à Paris où je poursuivais mes études à l'école des Chartes, son titre était Autour de Jacquemart,la couverture avait été dessinée par Galfione qui a illustré cet opuscule de 2 ou 3 dessins à la plume, précieux pour l'amateur de types moulinois disparus.

 Émotions retrouvées:

 Ma pauvre chambre de la rue serpente s'emplit du carillon de Notre-Dame, j'entends retentir les heures, les demies, les quarts à la tour de l'horloge, le vent frais qui souffle le long de l'Allier de Bressoles à Chavennes soulève les feuillets qui s'étalent sur ma table. Il ne me faut plus que fermer les yeux pour revoir au long des rues de mon vieux Moulins le petit peuple qui dès le matin les animent de leurs gestes et de leurs cris : muletiers, jardinières, peillerots, racleurs de crin, meneurs de chèvres. Pareillement, reviennent vers moi ces habitués des bateaux-lavoirs, suivre les pêcheurs à la ligne et comme sorties d'une hallucination, être poursuivi parles défroques d'un Jean branlant des petits cours ou tout autre échappé de la cour des miracles et des contes de mon Moulins d'antan.

 Où partez vous, mes rêves d'or?

Pourrai je vous revoir encor?

Ö mes baisers, ô mes tendresses,

Quel mage vous a cachés?

Fuyez vous devant mes péchés?

Manquai-je donc à mes promesses?

 Hélas, ne reviendrez vous pas?

Le bonheur fuit à chaque pas

Dans les éclats du cœur qu'il brise.

N'aurai je donc rien conservé?

Et mon beau rêve inachevé

S'en ira -t'-il donc dans la brise?

 Sans doute, ne sont-ce là que menus détails, aspects superficiels ou en voie de disparition de l'idiosyncrasie moulinoise aboutissant à une présentation assez pittoresque d'une petite ville de vingt mille âmes non certes dépourvue d'agréments, mais dans le fond, l'esprit du poète bavard aujourd'hui menacée d'ankylose, guettée par l'asphyxie et suant le spleen à longueur de jours (galop télégraphique).

 Je regarde derrière moi,

m'apercevant avec effroi

qu'il n'est plus rien que le silence.

L'ombre s'étend sur le passé,

Jeunesse, amours, tout est chassé

Tout est vaincu par la souffrance.

 Annexes:

 Heyraud : café de la paix, rue de la flèche moustache blanche

Martial Place : rue d'Allier grands cheveux blancs, épiderme d'ivoire

Durand:rue François Péron

Images d'épinal : l'Oiseau bleu la belle au bois dormant

Rangées de soldats de l'Armée Impériale

Crépin-Leblond : éditeur, imprimeur 1867-1927

Henry Baguet 1883-1944

Philippe Tiersonnier1864-1945

Camille Grégoire 1842-1913

 Géraud Lavergne 1883-1965

 Le Dirigeable, samedi 25 septembre 1909

 Un ronflement de moteur, une pointe qui se devine derrière les arbres séculaires, une forme oblongue nous apparaissent resplendissants. L'enveloppe jaune semble d'or, la nacelle argentée grâce aux doux rayons de Phébus.

 Le voilà bientôt majestueux sur nous, les hélices très visibles battent l'air à grands coups, il s'avance doucement à faible hauteur. Nous saluons les aérostiers nous répondent d'un geste aimable, le bruit du moteur devient moins distinct, la forme s'amincit, puis plus rien le beau poisson a disparu derrière les arbres.

 Les conversations vont bon train, certains voudraient être dedans, d'autres admirent ce vaste monument le critiquent. Les vieux sont contents d'avoir vu cela avant de mourir.

 20 minutes se passent des bicyclistes arrivent et nous apprennent que le beau dirigeable est en morceau au pont de la Perche et qu'il y a des blessés .Personne n'y croit, l'on pense à une plaisanterie lorsque l'auto militaire arrive en marche à travers la ville aux hurlements lugubres de sa sirène.

 C'est donc la réalité, les gendarmes arrivent au galop. Des autos, des cyclistes, quelques rares piétons qui semblent revenants au milieu de ces quatre moyens de locomotion rapides, mais moins sûr. Les 8km500 me semblent court au milieu du va-et-vient continuel, me voilà devant un enchevêtrement inextricable à la gauche de la route, des tubulures, raccords, entretoises, morceaux d'enveloppe; la magnéto git presque intacte, seul le pare-foudre a souffert, le moteur, seul victorieux de ce carnage s'affaiblit un peu sur la gauche,le réservoir d'essence n'a plus de forme, le graisseur à l'envers, les boîtes à hélices défoncées d'où la vaseline coule lentement se répandant sur la route.

 Au milieu sur un mamelon de terre, des victuailles éclaboussées du sang des aéronautes, encore des câbles, cordages....et plus rien que le souvenir de ces quatre victimes d'un service commandé et des conquêtes aériennes qui, selon moi seront irréalisables!

 Les ambulances arrivent, enlèvent les tristes hôtes du château d'Avrilly, une escorte de chasseurs les accompagne.

 Et puis plus rien que la nécessité si triste où l'on se souvient.

 Roland Lavergne

 Roland Lavergne était âgé de 21 ans,lors de la catastrophe du dirigeable République, venu à Moulins pour des manœuvres, il repartait sur Paris....